Hommage - Journal du Centre d’enseignement professionnel de Vevey

Écrit le 9 novembre 2011

Hommage - Journal du Centre d’enseignement professionnel de Vevey

J’ai fréquenté l’Ecole des Arts et Métiers de Vevey de 1967 à 1970, au sein de la section décoration. Cette école était le paradis, situé au jardin du Rivage, à 20 mètres du lac. Le jour de la rentrée des classes, un deuxième paradis m’attendait: nous sommes 18 élèves et il y a 15 filles, j’ai compris que j’avais fait le bon choix pour mes études.

Rendre hommage à son école, cela veut dire rendre hommage à ses enseignants. Commençons la revue d’une galerie de portraits, honneur à une demoiselle qui m’a enseigné l’art

de faire une vitrine et particulièrement celui de présenter les tissus. J’étais totalement hermétique, je n’y comprenais rien, mais quelques années plus tard, alors que je travaillais à Zurich, j’ai dû appliquer ce que je ne savais pas. A ma grande surprise, quelque part dans ma mémoire, étaient gravés les efforts répétés de son enseignement et peu à peu en m’appliquant à faire de mon mieux je la voyais faire.

Sa patience et sa persévérance à m’enseigner ce à quoi je n’avais aucune aptitude portaient ses fruits. Passons à un homme un peu fermé au premier abord avec qui on apprenait la composition en dessinant à la gouache noire diverses machines, boulons,

engrenages… On essayait de construire sur une feuille de papier un ensemble graphiquement cohérent, équilibré. Cet enseignant était à l’écoute de ses élèves, calmement, lentement, à son rythme, mais avec force il nous emmenait dans un monde créatif. Puis il y a cet autre enseignant, un tout autre style, c’était fulgurant. Je lui dois la découverte du geste. Cela part de l’épaule, passe par le bras, le poignet cherche et la main s’applique. Le plaisir du dessin à l’état pur. Regarder cet enseignant dessiner, c’était apprendre sans rien faire, si ce n’est enregistrer, ensuite essayer, et devant le désastre, recommencer et encore recommencer. Mais la joie du dessin qu’il nous montrait était tellement communicative que les efforts ne comptaient pas.

Avec cet autre membre de l’équipe pédagogique, nous avions de nombreux cours: composition, dessin, couleur. L’homme était vif, appliqué, et très impliqué, on pouvait toujours chercher son appui, demander un conseil. C’était un peintre de qualité, un poète de la couleur. Il se disait être un spectateur étonné devant le travail. Il nous transmettait le goût du labeur, sans cesse recommencer, réinventer à chaque fois le geste, la forme, les valeurs, les couleurs, les matières. Les contrastes des lignes, des parcours géométriques nets et des lisières incertaines, des formes indécises, la volonté qui coexiste avec l’accident. Il y avait aussi ce sculpteur et professeur de dessin, un homme bourru qui parlait peu, baissait la tête et bougonnait.

Mais devant le chevalet c’était l’explosion: on apprenait à dessiner avec un maître. Le connaissant mieux, on découvrait la timidité de cet ancien boxeur comme il aimait à le rappeler.

Son dessin, noir, voluptueux, aux gradations multiples, des atmosphères envoûtantes. Une force expressive toujours équilibrée, une sensualité suggérée. Lourde charpente des corps féminins parcourus de frémissements transparents. La chair c’est le noir et ce noir soyeux pénètre la forme humaine. Ses sculptures, sobriété des formes, il précisait, ajustait, affi nait.

Cet homme était passionné par le bouddhisme tibétain qui place le beau au plus haut sommet de l’échelle des valeurs morales. Ses sculptures et dessins sont éternels. Vous comprenez que j’ai été très proche de l’homme et de son travail, j’ai pris tout ce que j’ai pu et il m’a bien aidé. Je ne résiste pas au plaisir de vous conter deux anecdotes. Les cinq dernières années de sa vie, il venait à mon atelier plusieurs fois par semaine. J’avais 30 ans et il me déposait sur la table deux ou trois dessins en vrac, il les jetait presque, en disant c’est de la merde, qu’en penses-tu? Le monde à l’envers!

L’artiste reconnu me demandait ce que je pensais de ses dessins! Mais quelques années avant, à l’école, debout derrière moi, alors que je dessinais sur mon chevalet, il m’a tapé sur l’épaule et m’a dit: «Appréderis t’es un emmerdeur mais tu sais dessiner».

Cette phrase, 45 ans plus tard, je l’ai encore dans les oreilles. Et puis sans transition, comme pour sceller ces paroles, il a conclu «Viens» et on est allé au bistrot du coin. J’avais 20 ans, je n’étais pas particulièrement novice, mais j’ai quand même appris ce jour-là que l’on pouvait faire les 9 heures avec 2 décis.

L’école était riche de toutes ces pré- sences. Mais – car il y avait quand même un mais dans toute cette positivité – il y avait l’histoire de l’Art. Les cours commençaient le matin à la première heure. Entrée en classe, extinction des lumières, projection des diapositives…

Dès la deuxième diapo, nous dormions tous, bercés par une voix monocorde, sans passion. Nous avons visité les grottes de Lascaux, les pyramides égyptiennes et je ne sais plus quoi! Si nous avons aujourd’hui quelques connaissances de l’histoire de l’Art c’est certainement à d’autres études que nous les devons, mais que faire, c’était le directeur lui-même qui nous proposait le somnifère. Professeurs et maîtres je vous dis à tous merci car si pour vous il est impossible, au long d’une carrière, de vous souvenir de tous vos élèves, pour nous élèves vous êtes uniques.

Richard Appréderis

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